Chapitre I
De longues traînées roses et mauves commençaient à teindre le ciel de Prague, annonçant le crépuscule. Accoudée à la fenêtre, Cassandra contemplait d’un œil morne le panorama qui s’étendait sous ses yeux : au pied de l’hôtellerie serpentait la Vltava, enjambée par le pont Charles, tandis que se découpaient fièrement sur l’autre rive le Château de Prague et la cathédrale Saint-Guy. Des milliers de fenêtres emprisonnaient le soleil couchant, et des auréoles dorées brillaient à la pointe des tours. Toute la ville baignait dans une atmosphère empreinte de mystère et de romantisme. N’eût été la gravité de la situation, Cassandra aurait savouré sans retenue ce magnifique tableau.
Surexcitée, Angelia ne cessait de s’affairer à travers la chambre, ouvrant une armoire, fermant le tiroir d’une commode, déplaçant un objet.
Excédée par ce remue-ménage, Cassandra fit volte-face et apostropha sèchement sa sœur.
— Cesse de courir partout, tu me donnes le tournis.
— Que veux-tu, je ne tiens pas en place ! Voilà des années que je ne m’étais pas autant amusée. Et j’ai tant de vêtements à ranger !
— Personne ne t’a contrainte à voyager avec six malles, et encore moins à changer de tenue cinq fois par jour. Nous ne sommes pas à Londres, tu n’as pas d’obligations mondaines ici !
— Ce n’est pas parce que nous sommes en voyage qu’il faut se laisser aller, répondit Angelia d’un air choqué. Ne le prends pas comme une critique, mais tu devrais davantage prendre soin de toi et te préoccuper de ta garde-robe.
Cassandra fronça les sourcils. La mine enjouée, sa sœur vint se poster devant elle, mains sur les hanches.
— Ma chérie, tu es si acariâtre depuis notre départ de Londres ! Tu respires la maussaderie et la mélancolie. Tu penses encore à cet Andrew Ward ?
Cassandra se raidit. Elle voulut répondre mais Angelia continuait déjà sur sa lancée :
— Je conçois très bien que sa mort t’attriste, mais regardons les choses en face : vous n’aviez aucun avenir ensemble, c’était l’évidence même. Des femmes de notre trempe, belles et brillantes, ne peuvent que s’abaisser en se liant durablement à un homme, et je ne parle même pas du mariage qui constitue le plus sûr moyen de gâcher sa vie. Car tu sais comme moi qu’aussitôt mariée, ton argent, tes biens, tes possessions, passeraient en intégralité aux mains de ton époux, et que tu deviendrais complètement dépendante de lui sur le plan matériel. Pire encore, tu devrais renoncer à ta liberté d’action et de pensée, ne plus avoir d’idées propres, n’être qu’obéissance et soumission. Le mariage est une prison à laquelle tu es condamnée pour le restant de ton existence. Non, ma chérie, aucun homme ne vaut de tels sacrifices. Le mariage ne peut se justifier que lorsque certaines conditions sont réunies : le futur époux doit être extrêmement riche, mais aussi extrêmement âgé. Mon défunt mari, Lord Robert Killinton – que Dieu ait son âme – réunissait ces deux qualités indispensables. Le cher homme…, murmura-t-elle d’un ton rêveur.
— Quel cynisme ! lança Cassandra, écœurée.
Angelia haussa les épaules en la couvrant d’un regard apitoyé.
— Le sentimentalisme est l’opium des faibles, assena-t-elle doctement en passant sa main dans ses cheveux couleur de nuit. Souviens-toi, ma chérie, les hommes n’existent que pour satisfaire nos caprices et nous permettre d’atteindre les buts que nous nous sommes fixés. Accessoirement, nous pouvons les aimer, à condition de veiller à ce que les sentiments ne prennent jamais le pas sur notre raison. Du reste, l’amour est éphémère, seuls les liens du sang sont indestructibles. C’est pourquoi il est si important que toi et moi restions toujours unies face à l’adversité !
Elle adressa à sa sœur un sourire lumineux. Cassandra soupira, accablée. Une boule se forma soudain dans sa gorge. L’évocation d’Andrew avait ravivé sa douleur. Elle se tourna précipitamment vers la fenêtre afin de masquer son trouble.
Angelia s’était remise à papillonner à travers la pièce, sa jupe vermeil virevoltant à chacun de ses pas.
— Pourquoi désires-tu tellement obtenir la pierre philosophale ? lui demanda brusquement Cassandra. Tu possèdes déjà plus d’argent que tu ne peux en dépenser.
— Ce n’est pas tant l’or qui m’intéresse que l’immortalité. Ne craindre ni la maladie ni la mort et conserver ma beauté pour l’éternité, tels sont les objectifs qui motivent ma quête.
Elle s’arrêta devant le miroir et observa son reflet avec ravissement. Cassandra réprima un sourire devant le spectacle de sa fatuité.
La jeune femme lui jeta un regard en coin.
— Et puis, ainsi que je te l’ai déjà expliqué, je souhaite que nous partagions cette immortalité. As-tu entendu parler des jumeaux de la mythologie grecque, Castor et Pollux ? Selon la légende, ils étaient si attachés l’un à l’autre qu’ils ne voulaient pas être séparés, même après leur mort. Zeus, leur père, exauça ce vœu : il plaça les jumeaux dans le ciel et en fit la constellation des Gémeaux. Quelle fabuleuse histoire, soupira-t-elle d’un air extatique. Comme j’aimerais que toi et moi devenions aussi des étoiles jumelles !
Cette idée donna la chair de poule à Cassandra. Elle n’avait pour sa part aucun désir d’être coincée avec sa sœur pour l’éternité.
— Navrée de ternir ce tableau idyllique, mais tu sembles oublier un détail qui a son importance.
— Lequel ?
— Eh bien moi ! répliqua Cassandra avec agacement. Ne t’est-il pas venu à l’esprit que je ne souhaitais peut-être pas accéder à l’immortalité ? Et que je désire encore moins te voir y accéder, toi ? Si la pierre philosophale existe réellement, jamais je ne la laisserai tomber entre tes mains !
Le sourire d’Angelia s’effaça, ses traits se contractèrent, et ses prunelles prirent un reflet métallique.
— Que tu le veuilles ou non, martela-t-elle froidement en fixant sa sœur dans les yeux, je l’obtiendrai. Je travaille sur cette affaire depuis plus de cinq ans, j’y ai englouti des fortunes, il est absolument impensable que j’échoue si près du but.
Un instant, Cassandra avait oublié à quel point Angelia pouvait être dangereuse. Une brusque sensation d’étouffement s’empara d’elle, en même temps qu’elle ressentait le besoin irrépressible de quitter la pièce. Elle gagna vivement la porte et sortit sans laisser à Angelia le temps de réagir.
Une fois dans le couloir, elle respira plus librement, mais son répit fut de courte durée. Du coin de l’œil, elle perçut un mouvement sur le palier ; un homme braquait son regard d’aigle dans sa direction, la main posée sur la crosse de son pistolet. Cassandra soupira. Depuis le début de leur voyage, elle et ses amis étaient soumis à une surveillance constante de la part des membres du Cercle du Phénix. Leurs moindres faits et gestes étaient scrupuleusement rapportés à Angelia, et cette situation commençait à devenir pesante.
Exaspérée, Cassandra décida d’aller prendre l’air. Elle ne connaissait pas Prague et c’était l’occasion ou jamais de visiter la ville puisqu’ils repartaient le lendemain matin de bonne heure. Une agréable promenade en perspective si elle parvenait à faire abstraction de la présence des hommes d’Angelia sur ses talons.
Cassandra descendit l’escalier de l’hôtel, traversa le hall et déboucha dans la rue qu’elle remonta d’un pas pressé en direction du pont Charles ; la nuit n’allait pas tarder à tomber, et il était fort probable qu’Angelia impose une fois de plus un couvre-feu.
Sur l’autre rive, la haute colline que couronnait l’immense château des rois de Bohême était nappée des dernières lueurs du soleil. Cassandra franchit le pont Charles, s’attardant devant les statues qui ponctuaient le parcours, et en particulier celle de saint Jean Népomucène. Au-dessous, le fleuve écumait contre les piliers de pierre.
De l’autre côté du pont, Cassandra rencontra Dolem et Julian en grande conversation. À quelques pas d’eux, trois individus à la mine sombre ne les lâchaient pas du regard.
Les traits tirés, Julian incarnait admirablement le désespoir à l’état brut. Cassandra savait qu’il ne cessait de se torturer au sujet de Gabriel, se demandant continuellement s’il se portait bien et s’il mangeait suffisamment. Seule la compagnie de Dolem paraissait le distraire quelque peu. Il est vrai que la conversation d’une femme née au XIVe siècle ne pouvait que s’avérer passionnante. Dolem avait d’ailleurs à maintes reprises agrémenté le voyage de ses souvenirs, retraçant avec humour et finesse les événements dont elle avait été témoin au cours de sa longue existence. Cependant, Cassandra avait noté la distance qu’elle prenait vis-à-vis de ce qu’elle avait vécu : elle semblait n’être qu’une observatrice que rien ne touchait, un fantôme errant en terre étrangère.
Lorsque Cassandra les rejoignit, Dolem se tourna vers elle et lui adressa un sourire teinté de nostalgie.
— J’aime cette ville, murmura-t-elle, le regard fixé sur les flots de la Vltava. L’atmosphère ici n’est semblable à nulle autre. J’y reviens très souvent, et à chaque fois je retombe sous son charme. À l’époque de ma… naissance, Prague était considérée à juste titre comme la capitale occidentale de la magie et de l’alchimie. De nombreux adeptes et marchands de gemmes, philtres, élixirs ou talismans vivaient dans la ruelle d’or, la zlata ulicka, située dans l’enceinte du Château.
— Était-ce dans cette rue que vous viviez avec Cylenius ? lui demanda Julian.
— Oh non. Nous habitions une maison qui n’existe plus aujourd’hui et qui se trouvait en dehors de Prague, loin de l’agitation de la ville. Le Grand Œuvre réclame une assiduité constante qui ne laisse place à aucune distraction, de quelque nature qu’elle soit. Les véritables alchimistes sont des reclus volontaires, et leur renoncement au monde implique qu’ils habitent loin des hommes.
— C’est un véritable sacerdoce, commenta Cassandra.
— En effet. Tant de qualités et de sacrifices sont nécessaires pour obtenir la pierre philosophale… L’alchimiste doit être patient, assidu, persévérant, et lutter contre les passions qui l’assaillent ; il doit extirper de son âme orgueil, colère, jalousie, haine, hypocrisie, luxure, paresse, et surtout avarice, car celui qui n’a pas tué en lui le désir de l’or ne peut réussir le Grand Œuvre.
— Mais vous n’êtes pas toujours restés à Prague, observa Cassandra. Vous nous avez dit que Cylenius avait beaucoup voyagé.
Dolem hocha la tête.
— Avant de s’installer ici pour entreprendre ses recherches, il sillonna le monde afin de parfaire ses connaissances alchimiques. Une fois qu’il eut réussi le Grand Œuvre, il mena de nouveau une vie vagabonde et anonyme à travers l’Europe, tentant de soulager la misère humaine grâce à la pierre philosophale…
L’homonculus se tut subitement, les yeux braqués sur un point de l’autre côté du pont. Julian et Cassandra suivirent son regard, mais ils ne virent qu’une foule indistincte qui grouillait le long du quai.
— Qu’avez-vous vu ? s’enquit Cassandra, sur la défensive.
Dolem demeura silencieuse un long moment, fixant toujours le quai opposé, puis elle tourna son pâle regard vers eux.
— Rien, répondit-elle avec un sourire. Je n’ai rien vu.
Le soleil venait de se coucher à l’horizon, déposant des traînées sanglantes sur le fleuve, lorsqu’un des hommes à la solde d’Angelia s’avança vers eux, la mine impérieuse.
— Il est temps de rentrer, aboya-t-il en les enveloppant d’un regard lourd de menace.
— Déjà ? se révolta Cassandra, qui n’entendait pas être traitée comme une petite fille.
La voix de l’homme se fit obséquieuse.
— Déjà, oui. Les ordres sont formels, Miss Jamiston.
N’ayant guère le choix, ils obtempérèrent à regret et firent demi-tour pour regagner l’hôtel.
*
Après avoir dîné en tête à tête avec sa sœur, Cassandra s’apprêtait à rejoindre la chambre qui lui avait été assignée pour la nuit. Elle devait reconnaître à sa grande honte qu’elle éprouvait un certain plaisir à la pétillante compagnie d’Angelia. Du plaisir mâtiné de culpabilité, certes, mais du plaisir tout de même. Sa présence éveillait en elle des émotions oubliées depuis longtemps, un mélange de nostalgie et d’affectueuse complicité qui lui étreignait le cœur. Et surtout, le sentiment de ne pas être seule, maintenant que l’homme qu’elle aimait avait disparu.
La main posée sur la poignée de sa chambre, elle tentait de clarifier ses pensées quand Nicholas surgit tout à coup près d’elle et l’entraîna sans ménagement dans la pièce dont il referma la porte derrière eux.
— Qu’est-ce qui vous prend ? protesta Cassandra en se libérant non sans mal de la poigne de fer de l’avocat.
Celui-ci vrilla ses yeux dans les siens comme s’il cherchait à sonder son esprit.
— Quel jeu jouez-vous, Cassandra ? demanda-t-il d’un ton féroce.
Surprise, elle le regarda sans comprendre.
— Répondez-moi ! J’exige des explications !
Cette sommation fit sortir Cassandra de ses gonds.
— J’ignore de quoi vous voulez parler ! riposta-t-elle sèchement. Soyez plus clair, qu’attendez-vous de moi exactement ?
L’air soupçonneux, Nicholas se pencha vers elle. Leurs deux visages se frôlaient presque, et Cassandra pouvait sentir son souffle chaud sur sa peau. Il siffla à son oreille :
— Cette femme, Angelia Killinton, a fait assassiner mon père. Jamais je ne permettrai qu’elle atteigne ses objectifs !
— Alors nous poursuivons le même but, repartit Cassandra d’un ton acerbe.
Les yeux noirs de Nicholas brillèrent d’un éclat menaçant et Cassandra ne put s’empêcher de frémir.
— Vraiment ? fit-il d’un ton suspicieux. Vous ne pouvez nier toutefois que vous éprouvez de l’affection pour elle, cela crève les yeux. Lady Killinton est votre sœur après tout, comme elle ne cesse de le clamer à tous les vents.
Cassandra se raidit sous l’effet de la colère.
— Qu’insinuez-vous, Nicholas ? Que je puisse vous trahir, prendre parti pour Angelia ?
Il continuait à la jauger d’un regard perçant.
— À vous de me le dire, rétorqua-t-il sans aménité. De quel côté êtes-vous ? C’est à mon tour de vous suspecter aujourd’hui.
L’indignation de Cassandra s’estompa, chassée par une tristesse au goût amer. La méfiance dont Nicholas faisait preuve à son égard la blessait.
— Vous ne me faites pas confiance…, murmura-t-elle, les yeux baissés.
— Je dois avouer que je ne sais plus que penser…
Sa voix s’était curieusement radoucie. Quelque peu rassérénée par ce changement de timbre, Cassandra releva la tête et affronta Nicholas.
— Personne mieux que moi ne connaît le pouvoir de nuisance d’Angelia. Je ne la laisserai pas s’approprier la pierre philosophale. Mon seul but est d’en finir avec le Cercle du Phénix en mettant définitivement ma sœur hors d’état de nuire. Fiez-vous à moi.
Nicholas fit une moue sceptique.
— Angelia est intouchable… Elle est constamment entourée de gardes du corps, et elle est bien trop maligne pour se faire piéger.
Cassandra eut un sourire sombre.
— Elle a confiance en moi et me laisse l’approcher. Si l’occasion se présente, je n’hésiterai pas à… me débarrasser d’elle.
Nicholas la dévisagea d’un air incrédule.
— Vous iriez jusqu’à tuer votre propre sœur ?
Le sourire amer qu’arborait Cassandra s’élargit, et son regard devint aussi dur que celui d’Angelia.
— J’ai déjà essayé de l’assassiner une fois, répondit-t-elle froidement, mais elle en a réchappé. Je n’échouerai pas une seconde fois. Elle est trop dangereuse pour qu’on la laisse vivre, j’en ai conscience.
— Aurez-vous vraiment ce courage ? demanda Nicholas à voix basse.
Cassandra pâlit, mais sa voix resta ferme.
— C’est la croix que je dois porter, et j’assumerai ce fardeau jusqu’au bout.
L’avocat parut hésiter. Il tendit la main vers Cassandra, puis se ravisa et retint son geste.
— D’accord, lâcha-t-il comme à regret. Je vous crois. Soyez prudente néanmoins : votre sœur a plus d’emprise sur vous que vous ne voulez bien l’admettre. Et vous êtes d’autant plus vulnérable que vous avez perdu Andrew…
Sur ces mots, il tourna les talons et sortit de la chambre. Troublée, Cassandra s’approcha de la fenêtre et appuya son front au carreau. La fraîcheur de la vitre lui procura une agréable sensation d’apaisement, mais le mal était fait : le doute s’était emparé d’elle.